Fiducie et droit musulman aux Émirats arabes unis : compatibilité et pratiques
- Akram Cheik - Lawyer
- 21 juin
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La fiducie, entendue comme mécanisme de séparation juridique entre le patrimoine d’un constituant et celui d’un tiers appelé fiduciaire, occupe une place centrale dans les systèmes de droit anglo-saxon, notamment au sein des juridictions de common law. En revanche, dans les États à majorité musulmane, dont les Émirats arabes unis, ce mécanisme soulève des interrogations quant à sa compatibilité avec les principes du droit islamique. En effet, le droit musulman classique repose sur l’unité de propriété, sur l’interdiction du gharar (incertitude excessive) et sur la condamnation des structures opaques ou spéculatives, ce qui limite l’usage des instruments fiduciaires dans les systèmes juridiques inspirés de la charia.
Toutefois, les Émirats arabes unis présentent une singularité juridique notable. Le pays repose sur un système juridique mixte combinant droit civil, droit musulman et dispositifs de common law applicables dans des juridictions spéciales telles que le Dubai International Financial Centre (DIFC) et l’Abu Dhabi Global Market (ADGM). Ces zones permettent l’intégration des instruments de droit anglo-saxon, notamment le trust, sans contradiction formelle avec les normes locales. Il en résulte une coexistence pragmatique entre la charia, qui conserve son autorité dans les affaires personnelles, et un droit financier dérégulé applicable aux investisseurs étrangers.
Le présent article a pour objet de présenter, d’une part, les fondements d’incompatibilité entre la fiducie et le droit musulman, et d’autre part, les exceptions admises par le système juridique émirien dans certaines zones spécifiques, permettant la création de fiducies contractuelles ou statutaires encadrées
I. Incompatibilité doctrinale entre fiducie et droit musulman
A. Principes fondamentaux du droit musulman contraires à la fiducie
Le droit musulman, tel qu’interprété par les écoles majoritaires hanafite, malikite et chaféite, repose sur un principe fondamental d’unité de propriété. En vertu de ce principe, le propriétaire juridique d’un bien est également considéré comme son bénéficiaire économique, ce qui rend difficilement recevable l’idée de dissociation entre le pouvoir de gestion (trustee) et la jouissance (beneficiary). Cette position découle d’une interprétation stricte des règles de tamlik et de tasarruf, selon lesquelles la cession ou la délégation de droits sur un bien nécessite une intention explicite de transmission définitive.
En outre, le concept de fiducie soulève des objections sur le terrain du gharar, c’est-à-dire de l’incertitude ou de l’aléa juridique, dès lors qu’il repose sur un contrat de confiance susceptible de créer des déséquilibres ou un manque de transparence sur la finalité des biens transférés. Ce raisonnement est renforcé par l’interdiction générale des mécanismes visant à contourner les règles de la succession islamique (fara’id), les fiducies pouvant être utilisées pour écarter ou contourner les héritiers réservataires.
Enfin, le droit musulman classique rejette toute forme de simulation de propriété, or la fiducie repose précisément sur l’apparence d’une propriété fiduciaire temporaire sans véritable intention d’appropriation. Dès lors, le système islamique privilégie d’autres mécanismes de gestion patrimoniale plus conformes aux sources scripturaires telles que le waqf, qui constitue une affectation perpétuelle d’un bien au service d’un but pieux, social ou familial, avec des règles claires de désignation du bénéficiaire et d’inaliénabilité.
B. Inexistence du trust en droit civil émirien de droit commun
Le droit civil émirien, codifié notamment par le Federal Law No. 5 of 1985 on Civil Transactions (Civil Code), ne prévoit aucun régime juridique spécifique à la fiducie. Aucune disposition du Code civil ne reconnaît la dissociation des patrimoines ni l’existence de droits concurrents sur un même bien selon le schéma constituant fiduciaire bénéficiaire. Cette absence de cadre spécifique rend en principe inopposable la fiducie de droit étranger sur le territoire des Émirats en dehors des juridictions de common law reconnues.
De plus, la jurisprudence des juridictions civiles émiriennes applique rigoureusement les principes issus de la charia dans les matières relevant du statut personnel, notamment en matière successorale. Ainsi, toute tentative d’organiser par contrat la transmission anticipée ou différée d’un patrimoine sans respecter les quotes-parts légales prévues par la loi islamique peut être déclarée nulle ou frauduleuse.
Cette jurisprudence rend inapplicable la fiducie dans le cadre d’un transfert patrimonial global soumis à la loi locale
II. Intégration de la fiducie dans les juridictions de common law émiriennes
A. Création de trusts et foundations dans les zones DIFC et ADGM
La spécificité des Émirats arabes unis réside dans l’existence de zones de juridiction autonome, telles que le Dubai International Financial Centre (DIFC) et l’Abu Dhabi Global Market (ADGM), dans lesquelles le droit applicable est expressément celui de la common law. Dans ces juridictions, les investisseurs peuvent créer des trusts ou des foundations dans un cadre juridique similaire à celui en vigueur au Royaume-Uni ou aux États-Unis, sans application directe de la charia
Le DIFC Trust Law No. 4 of 2018, ainsi que l’ADGM Trusts Regulation 2016, prévoient un régime complet de création, de gestion, d’administration et de dissolution des fiducies. Ces textes autorisent la création de revocable or irrevocable trusts, la nomination de licensed trustees, ainsi que la fixation de bénéficiaires multiples ou successifs. Les juridictions compétentes en cas de contentieux sont exclusivement les tribunaux du DIFC ou de l’ADGM selon l’enregistrement
Ces structures peuvent être utilisées pour organiser la gestion d’un portefeuille d’actifs, la transmission à une génération future, la philanthropie ou la planification successorale dans un cadre sécurisé et reconnu internationalement.
Toutefois, leur validité juridique demeure strictement cantonnée aux zones où elles ont été créées, et leur opposabilité devant les juridictions de droit commun peut être limitée en cas de litige transfrontalier.
B. Alternatives conformes à la charia : le waqf patrimonial
Pour les familles souhaitant respecter l’esprit de la charia tout en organisant une transmission encadrée de leur patrimoine, le recours à un waqf familial constitue une alternative licite à la fiducie. Le waqf est un mécanisme reconnu par la jurisprudence islamique classique et intégré au droit positif des Émirats, notamment à travers le Federal Law No. 5 of 1985, qui encadre la constitution, la nomination du mutawalli (gestionnaire) et les conditions d’inaliénabilité.
Le waqf familial permet de consacrer des biens à un objectif de long terme, au bénéfice d’un ou plusieurs membres de la famille, dans le respect des parts héréditaires obligatoires. Il peut inclure des biens immobiliers, des parts sociales ou des revenus réguliers, à condition que la finalité soit conforme à l’intérêt général ou familial. La structure peut être enregistrée auprès des autorités locales de l’Awqaf ou dans les juridictions DIFC ou ADGM avec une clause de compatibilité religieuse.
Cette alternative présente l’avantage de combiner la souplesse d’un instrument de transmission avec la légitimité d’un mécanisme conforme au droit musulman, tout en permettant une gouvernance encadrée et une pérennité des actifs sur plusieurs générations

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